• Fanart By Little Snail

    - Mesdames et messieurs, applaudissez bien fort Nightshade qui va défier notre championne en titre, la grande Christal !

     

    La foule en délire hurlait déjà. Emilie se demandait bien où était l’intérêt d’annoncer ce qui était placardé aux murs depuis des semaines. Elle avait le trac.

     

    Ce n’était pas la première fois qu’elle dansait, mais il s’agissait du championnat ce soir, et une boule s’était formée au creux de son estomac.

    - Et si je perdais cette fois-ci ? Et si... demanda-t-elle à son entraîneur.

     

    Ce dernier ne répondait même plus tant cette question était devenue rituelle. Il ne fit que sourire, dessinant aux coins de ses yeux quelques rides qui lui donnaient un air plutôt sympathique.

     

    Emilie, présentée sous le pseudonyme de Nightshade, arrangea une dernière fois sa tenue composée d’un justaucorps bleu électrique, de collants blancs et d’une petite jupette légère, bleue également. Elle vérifia l’équipement obligatoire qu’elle devait porter à chaque articulation et sur ses tempes. Il s’agissait de demi-sphères de métal et de verre permettant l’application des pénalités sans nécessiter l’arrêt de la danse. Les arbitres n’auraient qu’à appuyer sur un bouton pour les activer.

     

    Elle serra les lanières de ses ballerines autour de ses chevilles et se redressa pour vérifier son reflet dans un des miroirs présents dans le vestiaire. 

     

    Parfait.

     

    Elle s’avança vers la piste hexagonale qui lui était assignée, soutenue à une cinquantaine de mètres en hauteur par des bras mécaniques qui s’animeraient au rythme de la musique. Les projecteurs illuminaient la salle.

     

    De petites LED piquetaient le sol noir, lui donnant des allures de ciel étoilé.

     

     A quelques mètres d’elle, sur une plateforme identique, son adversaire, une fille longiligne dont le justaucorps vert  épousait les formes graciles et nerveuses, la dévisagea avec assurance.

     

    Elle était prête à tout pour conserver son titre.

     

    Mais qui ne le serait pas ?

     

    Les arbitres se postèrent tout en haut de l’estrade qui leur était réservée tandis que les pistes se déplaçaient vers le centre de la salle circulaire, juste au-dessus du vide. Entre les murs et la barrière de protection, des milliers de personnes s’entassaient, hurlant furieusement des encouragements aux danseuses.

     

    Emilie vit son visage se matérialiser sur quatre écrans gigantesques suspendus en hauteur, au-dessus de la foule. Les mini caméras chargées de retransmettre l’affrontement voletaient à une vitesse vertigineuse autour d’elles.

     

    Un battement retentit et les danseuses prirent leur position de départ. Elles attendirent patiemment, alors que le son tambourinait de plus en plus vite. Le rythme des pulsations accélérait et  lorsqu’il ne forma plus qu’un bourdonnement continu, le départ fut donné.

     

    Go.

     

    La musique démarre sur un rythme endiablé, Emilie devient Nightshade, la célèbre danseuse de pistes mouvantes, et se perd au milieu des ondes sonores qui la guident de toutes parts.

     

    Un pas à droite, lève le bras. Un pas à gauche, souplesse arrière.

     

    La piste penche dangereusement à droite, puis tourne légèrement, mais Nightshade garde son équilibre, bondissant de toutes parts. Son corps souple enchaîne classique et acrobatique à la fois. Elle devient une œuvre d’art vivante et éphémère dont chaque mouvement présente un nouveau tableau.

    Elle vacille, dansant au bord de la piste, au bord du vide, tenant le public en haleine, jouant avec ses nerfs. Mais elle sait qu’elle ne risque pas de tomber. Pas encore.

     

    Le réel danger viendra plus tard.

     

    L’échauffement touche à sa fin.

     

    Vient le moment de l’unification des pistes. Le bord des plateformes où évoluent les danseuses, se dématérialise en câbles mécaniques qui s’animent et se lient entre eux pour ne former plus qu’un seul et unique plateau.

     

    Le solo devient duo.

     

    La danse se mêle au combat, l’esthétique masque la violence, même si personne n’est dupe.

     

    Nightshade et Christal se doivent de vendre du beau, du bestial, de l’extraordinaire, satisfaire les pulsions primitives du spectateur qui tient à garder sa conscience tranquille. Il ne fait que regarder  un spectacle de danse, une pièce tragique et purement artistique. Le vide sous la piste est volontairement laissé dans le noir. Le spectateur ne veut pas voir de sang maculer le sol sous les cadavres des perdantes. Elles ne font alors que disparaitre comme on sortirait de scène lors d’une pièce de théâtre.

     

    Les combattantes se complètent, l’une s’abaisse quand l’autre se redresse, puis virevolte dans un mouvement complémentaire au sien. La musique résonne dans leur tête et bat dans tout leur être alors que la piste continue d’osciller dangereusement.

    Le son s’allonge encore, ralentit pour marquer un temps d’arrêt, les danseuses se figent. Nightshade s’est penchée vers sa rivale, l’obligeant à s’incliner en arrière, à se rapprocher du sol. Leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre donnent l’impression qu’elles vont s’embrasser. Christal peine à garder son équilibre.

     

     

     

    Les arbitres surveillent la moindre chute inesthétique.

     

     

     

     

    Vient  une longue seconde de silence où tout le monde reste immobile, le souffle coupé.

     

     

     

     

     

     

    Puis la musique repart.

    Christal se redresse, reprend le dessus et entraîne sa rivale, mène la danse du bout des doigts jusqu’à lui faire perdre haleine.

     

    Un pas à droite, lève le bras. Un pas à gauche, elles tournoient sans fin, tantôt s’éloignant, tantôt se rapprochant l’une de l’autre, frôlant le précipice.

     

    Nightshade fatigue, elle n’en peut plus, et pourtant, continue sur ce rythme diabolique, ne contrôlant plus son corps guidé par le son et les mouvements du sol.

    Le temps n’existe plus, il s’est figé pour cette danse et ne reprendra que lorsqu’une des deux chutera.

     

    La championne en titre lui attrape doucement la cuisse. Doucement mais fermement. Les danseuses se collent, ondulent et les deux adversaires entament un dangereux tango au bord de la piste. Elle l’oblige alors à se pencher de plus en plus et Nightshade sent le vide l’aspirer. Elle noue sa jambe autours des reins de son adversaire qui tente de s’en défaire par réflexe.

     

    Erreur.

     

    Christal se voit attribuer une pénalité.

     

    Les demi-sphères fixées à ses tempes produisent un faible « clic » et deux bandes viennent priver la danseuse de sa vue.

     

    Nightshade profite de cet avantage, se redresse, tournoie autours de son adversaire et l’éloigne du bord avec elle.

     

    Ses bras attrapent ceux de l’autre, la dirigeant comme s’il s’agissait d’un pantin aveugle.

     

    Sa rivale entre dans son jeu, ondule, sûre d’elle, et effectue quelques pirouettes vers le centre de la piste. Elle sait que la mort doit être mise en scène, se présenter de la plus belle façon qui soit. Sembler irréelle. Nightshade ne peut pas simplement la pousser si elle veut survivre aux arbitres.

     

    Il y a plusieurs façons de mourir dans cette compétition.

     

    La championne se sent tirée puis repoussée plusieurs fois de suite au profit d’un passage au rythme répétitif. Elle sent le plan de son adversaire, le contre en passant sous son bras. La plateforme joue en sa faveur et se penche de leur côté alors que la musique prend un ton plus agressif.

     

    C’est le moment !

     

    Nightshade s’accroche aux doigts de la danseuse aveugle, son pied rencontre le bord de la piste et son piège se retourne contre elle.

     

    Le public retient son souffle.

     

    Elle s’agrippe plus fort et se penche en arrière. Christal tente de la lâcher mais sa prise est trop forte. A la place, Nightshade l’attire vers elle en se redressant et, sans lui laisser le temps de se ressaisir, l’attrape par la taille. Leurs visages se rapprochent à quelques millimètres l’un de l’autre, leurs corps se serrent mais avant que Christal ne puisse assurer une prise sur elle, sa rivale la pousse dans le vide.

     

     

     

     

     

    Nightshade gagne.  

     

     

     

     

    La foule hurlait et applaudissait. Emilie repris enfin son souffle alors que son cœur continuait de battre à un rythme effréné. Elle dut faire un dernier effort pour quitter la piste qui s’était rapprochée du bord et monter sur le podium et la coupe métallique qu’on lui remit entre les mains lui sembla extrêmement lourde. Affichant un grand sourire, elle répondit aux questions habituelles des journalistes, mais  son esprit était déjà ailleurs. Son regard fixait le vide qui avait englouti Christal. Elle imagina brièvement son corps désarticulé de son adversaire, son sang s’échappant de son crâne, la baignant peu à peu, laissant son empreinte parmi celles des autres perdantes.

     

    Combien il-y en avait-il ?

     

    A cette question, Emilie fut prise de vertige, mais elle dut attendre vingt bonnes minutes encore avant de pouvoir se retrancher dans les vestiaires.

     

    Enfin seule, la jeune femme  se figea, incapable d’effectuer un mouvement de plus, et fut prise d’un grand rire nerveux. L’adrénaline secouait entièrement son corps et ses jambes ne tardèrent pas à lâcher.

     

    Serrant sa coupe entre ses doigts, elle continua de rire ainsi jusqu’à épuisement.

     

     Elle avait vu la mort de près ce soir, mais, comme après chaque danse qu’elle effectuait sur les pistes mouvantes, elle se sentait terriblement vivante.

     

    Vivante.

     

     

    Fanart By Little Snail

     

    Illustrations par Little Snail

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